Dimension photographique chez les artistes du Land Art, 

par Gwenaëlle Larvol

Dimension photographique chez les artistes du Land Art

L’expérience photographique occupe une place d’envergure au sein des arts plastiques. Elle a suscité un intérêt grandissant tout au long du XXe siècle. Cette position est confirmée dès la fin des années 60. Les artistes utilisent alors généralement le médium photographique, comme technique d’enregistrement, lui assignant pour fonction de fixer les traces d’événements plastiques.

Pour les créations in situ , la plupart des artistes du Land Art ont recours à la photographie d’une façon incontournable. Ces œuvres sont sujettes à l’annulation de leur forme et rejoignent leur condition première : la nature. La photographie s’avère être le seul médium, permettant de retranscrire et témoigner de la réalisation de l’œuvre.

L’apparition de la photographie se révèle être un outil capable de garder en mémoire les êtres et les choses. L’image paraît plus proche que toutes celles connues jusqu’ici (peinture, gravure...), elle est le reflet du monde. C’est pour ces qualités objectives que les artistes du Land Art l’utilisent. Notamment Richard LONG attend d’elle un pur constat. Il écarte toutes les qualités esthétisantes qui interviennent au moment du tirage. La qualité de grains, la lumière, les moyens plastiques sont exclus afin de donner une image la plus réaliste possible. Son impartialité lui sert de témoignage. Elle se substitue à la sculpture, ce qui n’est généralement pas le cas pour une conception classique de l’œuvre d’art. C’est-à-dire que la photographie atteste d’une création artistique, ou d’une marche réalisée dans la nature, mais elle n’est pas systématiquement une œuvre en soi. Pour LONG, HEIZER, SMITHSON et FULTON, la photographie est constitutive de l’œuvre. La marche, les cartes, les textes sont des éléments ayant tous un rôle créatif et fondamental à l’élaboration de l’œuvre. En revanche, l’artiste DIBBETS qui s’inscrit dans la pratique artistique du Land Art, utilise également la photographie, mais cette fois en qualité d’œuvre à part entière. Elle nous transmet et témoigne une idée de nature explorée par l’artiste.

Pour la plupart d’entre eux, la neutralité des représentations nous montre une sculpture telle qu’elle était dans le paysage, avant qu’elle ne s’efface. Son absence in situ soulève la notion de trace rendue possible grâce à l’appareil photographique. L’illustration est une sorte de reliquaire de la sculpture disparue. On exécute un va-et- vient entre l’annulation et la représentation d’une création que nous ne sommes plus en mesure d’aborder physiquement. Ce qui nous conduit à émettre les concepts auxquels sont fortement attachés ces artistes, ceux du temps et de l’espace.

Cet instrument technique, leur permet de fixer un moment de leur parcours. Ils emprisonnent « un instant » de leur création, qu’elle soit pédestre ou sculpturale. Il garde pour mémoire un moment soudain, qui marque pour chacun d’eux une temporalité à laquelle ils peuvent enfin aspirer. Ils pénètrent dans le temps, la photographie est :

"Une ouverture pour accéder à travers lui, à l’intemporalité."

 

 

Contrairement à la création éphémère, l’image est immuable, elle établie un espace temps qui accède à la reconnaissance perpétuelle. Quant à "l’intemporalité", à laquelle fait référence TIBERGHIEN, cette notion est doublement connotée. La première est celle citée au-dessus : la pérennité. La seconde se calque sur la définition exacte du mot qui se désigne « indépendant du temps », parce que la photographie n’indique pas l’heure, ni le jour où elle a été réalisée. Seul les textes joints à la création peuvent nous informer. C’est pourquoi les artistes anglais se servent de l’image en qualité de bornage temporel, à savoir qu’il est l’élément permettant d’officialiser le temps d’une marche, mais le texte lui nous signale l’année, parfois même l’heure consacrée à celle-ci.

HEIZER, dont les interventions plus radicales, quand il s’agit d’extraction, ont une durée de vie supérieure à celles de LONG qui n’agit pas sur la nature, mais avec elle. L’Américain peut voir évoluer son travail qui subit le cycle des saisons, l’invasion des eaux, l’assèchement des lacs. Il peut ainsi saisir les changements survenus sur ses sculptures qui, d’une période à l’autre, endurent des mutations et les mènent à l’effacement. "Isolated Mass / Circumflex" (1968), "Rift" (1968), sont des œuvres qui n’existent dorénavant qu’à travers la photographie.

Si l’idée de temps est incontestable dans l’œuvre du Land Art, il ne faut pas omettre celle de l’espace.

Cette notion est appréhendée par les artistes avec l’instrument photographique qui leur offre la possibilité d’interroger le réel et de remettre en question l’espace perspectif de la représentation. Ainsi, ils réévaluent les moyens de reproduction en questionnant à la fois leurs aspects « indiciels » et « iconique »

A la Renaissance italienne, les peintres se sont orientés sur les questions de l’espace : comment percevons-nous l’espace dans lequel nous vivons et comment le reproduire dans une œuvre ?

ils établissent alors un code de représentation instauré selon un mode perspectiviste (représentation en deux dimensions d’objets en trois dimensions). La manière de construire l’espace, leur paraît juste et elle institue la façon de le voir. Mais ce concept spatial n’est pas identique à toutes les époques. Les cubistes se sont amusés à déconstruire l’espace ainsi que les lois de la perspective. Ils veulent simplifier la représentation en privilégiant, volumes et formes. Ces images se disloquent, sont de moins en moins lisibles, se construisent en facettes et arêtes qui s’imbriquent les unes aux autres créant une multiplicité de point de vues. On est loin des conventions traditionnelles de la représentation.

Nous pouvons tenter d’établir un rapport entre ces deux modes de représentation et ceux, fait par les artistes du Land Art. On distingue deux approches photographiques, celle des Anglais et celle des Américains. Les premiers accordent des similitudes avec la représentation de la Renaissance, les seconds avec les cubistes.

Dans les photographies de LONG comme dans celles de FULTON on sent l’influence de la perspective renaissante qui semble avoir triomphée. L’espace homogène domine sans doute nos modes de représentation.

Lorsque nous sommes face à une photographie de LONG, il nous est facile d’identifier l’image et de percevoir la façon dont il entreprend le cliché. Toutes les photographies sont réalisées à même le sol, durant des « randonnées » de l’artiste. Elles évoquent soit un paysage rencontré ou une sculpture édifiée in situ. Les créations de l’artiste tiennent toujours la place centrale dans le paysage photographié. Aussi la question que nous soulevons est de savoir si c’est la sculpture qui est l’œuvre ou le site d’accueil qui se constitue en œuvre. La logique permet de penser que c’est la sculpture, puisqu’elle est la raison principale de la photographie.

De plus, l’artiste attend de l’instrument un pur constat de sa création. Il essaie de la rendre la plus perceptible possible telle qu’elle est dans le paysage. Mais ce dernier est tout de même le lieu qui offre à l’artiste les matériaux naturels, constitutifs de sa sculpture. C’est le point d’origine de sa création. C’est en l’arpentant chaque jour, en le découvrant qu’il lui rend hommage. La photographie lui permet de montrer sa création dans son contexte naturel, fondateur de toute son œuvre et devient l’objet de la représentation.

Même si l’artiste se défend d’intervenir plastiquement sur ces photographies, il n’en est pas de même pour le cadrage. L’Anglais utilise les lois de la perspective qui s’établissent selon un point de fuite. Souvent central, il donne un effet de profondeur à l’image. De sorte à nous faire pénétrer un peu plus dans l’œuvre de LONG :

"la marche dans le paysage".

La photographie nous invite à côtoyer des espaces inconnus et des sculptures que l’on ne verra jamais. Le fait de « s’introduire » dans la nature, non pas physiquement mais mentalement, est produit par ce point de fuite qui nous pousse à aller plus loin dans l’imaginaire. On est transporté dans un tumulte d’idées : des champs, des montagnes, des rivières nous apparaissent au détour d’une création. Quand on évoque « l’idée d’une marche » c’est parce qu’elle ne survit qu’à ce registre puisque seules les photographies attestent cette réalité. Les clichés que nous propose l’artiste motivent le spectateur à recréer un parcours à l’aide bien sûr des images, mais aussi des cartes et des textes qui constituent l’œuvre.

Il existe un autre recours photographique illusionniste, permettant d’accentuer cette idée de profondeur du paysage. Cette astuce est utilisée autant par les Anglais que les Américains. Il s’agit d’accroître l’espace terrestre sur celui aérien. Précisément, la place accordée au ciel sur la photographie, est très faible. La supercherie tente d’approfondir un espace, comme s’il s’étendait à perte de vue.

L’œuvre "Dartmoor Riverbeds" (1978) (page 48), de LONG, est composée de six photographies de paysage où s’écoule une rivière. Le phénomène de construction classique est visible (point de fuite central, imposé par le cheminement de l’eau), ainsi que la place minimale accordée au ciel intensifie l’effet pénétrant dans l’espace. Ces deux éléments techniques insidieux sont joints dans les clichés afin de jouer sur le mode perceptif du spectateur. Il croit ce que l’artiste veut lui montrer, mais ce n’est pas vraiment la réalité. L’artiste est conscient de la supercherie et joue de cette qualité.

HEIZER utilise le même procédé pour les œuvres "Isolated Mass / Circumflex" et "Rift" de manière à donner un effet de profondeur considérable. De plus, l’Américain a pour habitude d’intervenir dans des espaces immenses (déserts, lacs asséchés), d’une platitude exemplaire, ainsi l’image ne fait qu’amplifier ces phénomènes. La sculpture paraît s’étendre dans ce paysage désertique, car rien ne nous indique les réelles dimensions de l’œuvre inscrite dans la nature. Nous sommes totalement dépourvus face à l’échelle suggérée. Dans ces photographies qui couvrent semble-t-il un espace sans limite, l’artiste prémédite sans doute ses futures créations gigantesques. Il souligne l’intérêt de ces espaces marqués par son art.

 

En revanche, contrairement à son contemporain anglais, HEIZER ne se contente pas de montrer une photographie unique attestant sa réalisation. Il multiplie les points de vue de ses créations, en étant au sol ou à bord d’un avion, jouant ainsi sur la perturbation de l’espace. C’est en cela que les artistes du Land Art américain se rapprochent des ambitions des artistes cubistes : déconstruire l’espace jusqu’à ce que les spectateurs soient troublés face à l’image. En combinant les différentes vues, le spectateur est baladé entre ciel et terre. Cela lui permet de percevoir l’ensemble de la création rendue difficile au sol, mais il est incapable de saisir exactement l’espace couvert par la création, authentifiée de surcroît par des photographies.

L’exemple de l’œuvre "Five conic displacements" (1969) est significatif. HEIZER a creusé cinq ronds profond de 1 mètre, placés à intervalles réguliers. La sculpture s’étend sur presque 244 m dans le désert de Mojave. Pour présenter sa création au public, l’artiste utilise la photographie. Elle le montre, préparant le dessin au sol de ses excavations à venir. Dans le fond de la photographie, au format panoramique, les bulldozers ont commencé leurs travaux. C’est à bon escient que nous signalons l’aspect allongé du format qui contribue à l’élargissement de l’espace photographique, au même titre que les deux procédés antérieurs (point de fuite et bande de ciel étroite). Le panorama suggère la notion d’espace illimité, mais cette immensité est tronquée par le cadre de l’image. Il restreint les espérances de l’artiste qui souhaite traduire une échelle « surdimensionnée » de ses créations et du site qui l’accueille. C’est alors, dans une deuxième photographie, que l’artiste choisit de nous dévoiler sa sculpture vue du ciel, en une prise de vue oblique. Il propose l’ensemble de l’excavation, inscrite in situ, non loin, les trois instruments mécaniques utilisés sont présents, à savoir le « pick-up », lui servant de véhicule pour circuler dans ces contrées désertiques, le bulldozer, dont les creusements sont rendus possibles et l’avion lui permettant la réalisation photographique. Figure aussi l’homme, tête pensante de l’œuvre. Ces éléments offrent la possibilité d’évaluer approximativement l’échelle de la sculpture, ou du moins celle alléguée par l’artiste. La photographie aérienne remet en question l’espace perspectiviste traditionnel auquel nous sommes habitués. Elle trouble de ce fait nos évaluations spatiales.

Dans une dernière photographie HEIZER nous présente sa sculpture vue en un autre temps. Les saisons sont passées, celles des pluies notamment qui ont envahi les cavités. Le format allongé, à la verticale de l’image, accompagne la forme rectiligne de l’œuvre. La profondeur de champ nous invite à pénétrer dans un « espace temps » créé par l’artiste. Peut être, souhaite-t-il nous faire découvrir un monde inconnu à l’aide de la photographie ? Celle-ci nous transporte dans son espace et dans son temps, tout deux inscrit dans la sculpture.

Il s’avère que les ambitions émises par les artistes du Land Art américain peuvent être regroupées dans ces trois clichés. Sont présentes les notions de voyage (voiture) ; la création artistique (conçue à l’aide d’outils mécaniques, mais son seul composant reste naturel) ; l’outil photographique (vues au sol et en avion) ; l’espace couvert par l’image (remise en question) ainsi que le temps (échelonné ici en trois parties : la réalisation, la création finie, la mutation).

Les artistes cubistes se sont focalisés sur la notion de déconstruction de l’espace de manière picturale et collagiste. Ces techniques sont évincées par l’outil photographique utilisé par les artistes du Land Art. Il permet la multiplicité des points de vue et ainsi, la proposition de nouveaux espaces. La remise en question de l’espace, la capacité de saisir une notion de temps et l’accès à la pérennité, sont les trois moteurs favorisant l’usage des images chez les artistes du Land Art.

 

En matière de remise en question de l’espace, l’artiste Robert SMITHSON est plus radical que n’importe quel autre artiste du Land Art. Avant ses premiers Earthworks (1970), SMITHSON utilise la photographie pour interroger le réel, tout comme ses contemporains américains et anglais. Il remet en question la perspective visuelle, en multipliant les procédés. SMITHSON accorde une forte importance aux structures cristallines pour leurs caractéristiques géométriques, ainsi que leurs capacités à produire une quantité de facettes et par conséquent déconstruire l’espace. Tout comme l’utilisation des miroirs qui lui permettent le dédoublement des images et des espaces qu’ils reflètent. L’œuvre "9 Mirror Displacements" (1969), se compose de 9 photographies de miroirs disposés dans la nature. Le format carré des images est identique à celui utilisé pour les matériaux réfléchissants. SMITHSON alterne les points de vue selon les différentes installations ; celles-ci ne sont pas disposées en un seul et même endroit. On voit du sable, de la terre, des branchages, de l’eau, plusieurs sites naturels voués à la déconstruction de leur espace. Afin d’y parvenir, SMITHSON intègre ces matériaux non naturel dans le paysage. A demi ensevelis par la terre et le sable, les miroirs agissent avec leur effet réfléchissant. Ils transposent la lumière blanche du soleil. La luminosité casse la configuration spatiale et la morcelle.

Lorsque les miroirs sont disposés, non pas couchés sur le sol, mais relevés, ils interviennent comme écrans. Ils s’interposent à la profondeur de champ, en rabattant l’espace, en position frontale. Ils échelonnent l’environnement qui n’est plus visible dans ses dimensions réelles. Quand SMITHSON joue à confondre les miroirs et l’eau, c’est dans le but d’affirmer le même rôle réfléchissant que requiert les deux protagonistes. L’eau à la capacité de refléter le ciel et renvoie autant de luminosité que les miroirs. Le scintillement des deux matériaux annule leurs caractéristiques différentiables et ne forme plus qu’un seul et même éclat. Aussi, le fait de placer des réfléchisseurs proches de l’eau assimile l’intention de capter la notion de temps présente dans les propriétés aquatiques (la mer et le mouvement des vagues).

Concernant les installations dans les branchages, les miroirs reflètent tour à tour d’autres éléments de la flore environnante. Les images qu’ils renvoient sur les photographies sont floues. Le contraste est net, au milieu de cet amalgame décomposé, les miroirs entrecoupent les végétaux, multipliant les effets optiques.

SMITHSON est attiré par les miroirs, pour leur qualité de dédoublement qui est à mettre en parallèle avec celle obtenue par la photographie, capable d’un résultat identique. Il les sollicite également pour la faculté des deux à capter le changement de lumière, la variation du temps.

Si l’Américain utilise ces deux procédés, c’est dans le but de transformer la visibilité spatiale de façon multiple. La série de photographies déconstruit l’espace de la même manière que les miroirs. Elle la morcelle autant. La métamorphose est totale. De plus, leur emploi induit le concept de représentation, doublement transmis par le miroir, puis la photographie. Ce qui nous permet d’émettre la possibilité, selon laquelle la notion de temps est également décomposée. C’est-à-dire, l’espace inscrit sur le miroir nous renvoie une image que matérialise la photographie. Entre la réflexion et l’attestation interviennent trois séquences temporelles : l’image se reflète, on la regarde, on prend la photographie. Ainsi, SMITHSON peut pervertir, à la fois, notre compréhension spatiale et temporelle, en jouant de ces modifications matérielles.

La photographie est de surcroît assimilée à la composition des films de SMITHSON. Il les organise de manière fragmentée. A l’instar du film "Spiral Jetty", les images s’accumulent et se divisent de façon séquentielle.

Les conséquences des photographies faites au sol ont jusqu’alors attirées notre attention. Mais SMITHSON a recourt aux photographies aériennes, tout comme HEIZER. La vue aérienne est appropriée, pour ces Earthworks, afin de les saisir dans leur totalité. Il peut ainsi bouleverser de nouveau nos habitudes perceptuelles. Les photographies servent de documents constituant la création. Notamment l’œuvre "Spiral Jetty", où l’Américain joint des clichés documentaires et alterne, entre des cartes topographiques, un détail de la création, sa composition, une vue aérienne de la spirale. Autant d’informations imagées qui nous transportent successivement d’un monde à un autre. On pénètre dans un système d’apesanteur. Notre corps se renverse au gré de la volonté de l’artiste, qui impose une lecture spatiale inhabituelle. Elle ne nous est pas commune parce que nous sommes proche de la perspective dite « classique ».

Quand SMITHSON utilise des photographies de la spirale vue du ciel, et qu’il s’amuse de surcroit à renverser la création, notre regard est désaxé, ainsi que notre clairvoyance. De plus, l’image aérienne annule les volumes de l’œuvre et ne révèle que son côté graphique. Notre compréhension est à nouveau mise à l’épreuve.

La qualité linéaire et le côté illusoire de la photographie aérienne, sont deux attributs présents dans la cartographie. Ces documents nous confinent dans un système remettant en question l’espace, la perspective ainsi que le relief.

Le déplacement des artistes du Land Art est guidé par les cartes. Elles ont également un rôle déterminant dans l’œuvre. Pourtant cet outil est habituellement utilisé par les militaires, les archéologues, les pompiers. Ce sont quelques corps de métiers très spécialisés, capables d’analyser objectivement l’information, chose difficile pour un néophyte. L’examen succinct de quelques photographies aériennes réalisées par des pilotes d’avions militaires, nous permet d’expliquer leurs fonctions et leurs technicités, afin de mieux appréhender l’emploi de ces documents par l’artiste Robert SMITHSON.

Tout d’abord les images vues d’avions se scindent en deux catégories : celles faites à basse altitude, dans un rôle tactique (objectif ciblé) avec une focale de 150 mm. Les secondes, à haute altitude, consacrées aux missions stratégiques (elles couvrent un espace très grand ; exemple : une photographie prise à 25.000 pieds couvre 11 km², soit un carré de 3,3 km), avec un l’objectif de 152 mm.

Pour les photographies à basse altitude, il est possible de réaliser une prise de vue « oblique » permettant de saisir les volumes. Les appareils de photographies, appelés « caméra », placés sous l’avant de l’avion, sont munis de trois objectifs : un frontal et deux latéraux. Ces positionnements rendent possibles la multiplicité des points de vues. Ils servent aux militaires d’informations tactiques, loin des attentes artistiques.

 

Reste un objectif situé à l’arrière de l’avion consacré aux prises de vues verticales. Cet appareil appelé « caméra Wild », a pour mission d’accomplir une cartographie aérienne et de couvrir une grande surface spatiale. Il requiert également la qualité d’indiquer avec précision un espace défini. L’exemple du port de Sète est à ce sujet remarquable. Partant d’une carte aérienne prise à 25.000 pieds, dont l’image reproduit les pourtours terrestres, la configuration de l’espace portuaire, on distingue les constructions, les grands axes se dessinent, tous de façon très graphique.

La caméra Wild a le pouvoir de montrer distinctement un espace délimité sur la première épreuve. Les quatre clichés suivants nous rapprochent visiblement de la Terre, précisant tour à tour un espace. La dernière photographie est agrandie comme une vue prise à 5.000 pieds. Il nous est dès lors possible de voir distinctement. Les volumes se précisent, même si l’on garde un ascendant vertical. Cette capacité à décomposer et détailler l’espace est étonnante.

C’est ce qui, du reste, a sans doute attiré SMITHSON : le potentiel photographique à saisir un espace. D’autant plus que ces documents ne sont pas communément consultés. Ils détiennent le pouvoir de compromettre notre faculté à interpréter cet espace

C’est le cas notamment dans l’œuvre "A Non Site Franklin, New Jersey", où l’artiste utilise une carte aérienne. Il la décompose en cinq formes trapézoïdales. L’artiste reprend le système de la représentation de l’espace, en perspective, conçu par la Renaissance. Il aligne les formes géométriques de sorte à induire un point de fuite imaginaire. Cette représentation formelle de profondeur, s’oppose radicalement à l’image cartographique divisée. La vue aérienne ne propose pas un espace en perspective, mais un espace mis à plat. TIBERGHIEN désigne ces deux représentations sous l’appellation de « perspective » et « zénithale ». Ainsi SMITHSON use de ces deux procédés dans le but de remettre en question les modes de représentation traditionnels, de pervertir un peu plus notre interprétention et, peut être, nous perdre entre deux espaces.
Reste un point essentiel à souligner, peut être une faiblesse que ces artistes n’ont pu combler ? Cela concerne, la bidimensionnalité de la photographie. Une défaillance qui nous empêche d’appréhender une sculpture tridimensionnelle, inscrite dans un espace ouvert. Le spectateur n’est pas en mesure de se déplacer autour de la création, il n’est plus capable de l’apprécier physiquement. Son corps n’est plus sollicité, c’est son esprit qui est stimulé. L’image anime son imagination et l’aide mentalement...

Nous ne sommes pas loin, de la passivité physique des amateurs de peinture de paysage, car la photographie reste une représentation bidimensionnelle de la nature.
Désormais les artistes du Land Art américains, nous proposent un espace, dont l’unité et la cohérence, connues dans la représentation de la Renaissance, n’est plus de rigueur. Même si, son influence reste présente dans les images des Anglais, dont l’intention d’objectivité et de réalisme sont essentiels, la photographie intervient dans le désir de chacun d’interroger le réel. En le calquant au mieux, les Anglais accèdent à l’authenticité de leurs créations ou de leurs rencontres. Sans pour autant oublier que la photographie reste une représentation toute personnelle. Celle des Américains cherche à multiplier, à l’infini, les points de vue que nous pouvons prendre sur le réel.

Gwenaëlle Larvol